Oumar Kateb Yacine de l’Institut Afrique Émergente : « la réussite de Bah Oury dépendra de ses capacités managériales et de la visée de la junte »
Suite à la nomination d’un nouveau premier ministre en la personne d’Amadou Oury Bah, leader politique, le mardi 27 février 2024 par le Président de la Transition, Général Mamadi Doumbouya, nous avons rencontré Oumar Kateb Yacine du think tank panafricaniste, Institut Afrique Émergente. Dans cet entretien, le consultant-analyste géopolitique décrypte cette actualité et se prononce sur la crise que traverse la presse privée du pays depuis plusieurs mois.
Mediaguinee.com: Une semaine après la dissolution du Gouvernement Bernard Goumou, le président de la Transition, Général Mamadi Doumbouya, a nommé cette semaine un nouveau premier ministre. Et, il porte son choix sur l’homme politique, Amadou Oury Bah, communément appelé Bah Oury. Qu’en dites-vous?
Oumar Kateb Yacine: C’est un choix qui n’est pas mauvais s’il a une marge de manœuvre. Car, il est à reconnaître que c’est un brillant cadre, qui a eu d’abord un excellent parcours académique au Sénégal et en France, avant de se lancer très jeune dans l’activisme en tant que militant des droits de l’homme (Bah Oury est cofondateur de l’Organisation guinéenne des droits de l’homme, OGDH),puis en tant qu’homme politique (cofondateur de l’Union des Forces Démocratiques, UFD au début des années 1990 et fondateur de l’Union des Forces Démocratiques de Guinée, UFDG en 1997). Actuellement, à ma connaissance, il n’y a pas en Guinée un fin politique comme lui depuis le départ du président Alpha Condé. Il a côtoyé, voire collaboré avec des figures de proue de l’opposition guinéenne d’alors à l’instar de Bâ Mamadou, Siradiou Diallo, Jean Marie Doré, Sidya Touré, Baadicko et Alpha Condé naturellement. C’est une riche expérience qu’il peut capitaliser aujourd’hui pour ramener tout le monde autour de la table , mener un dialogue sincère et inclusif pour nous sortir du bourbier et conduire la transition à bon port, si telle est sa mission.
Si telle est sa mission, que voulez-vous dire par là?
Tout dépendra de la vision du CNRD et de son président. Il aura certes une lettre de mission de la part de celui qui l’a nommé. Mais, il ne faut pas se fier à l’apparence des textes. La junte doit se départir maintenant de ses calcules pour nous offrir la voie allant à la normalisation, c’est-à-dire, vers un retour à l’ordre constitutionnel. Si tel est le cas, on peut espérer. Sinon, cela serait une nouvelle fois un rendez-vous manqué. Parce qu’il faut reconnaître que jusque-là, la junte ne nous offre pas quelque chose de concret, du moins de ce qu’on attend d’un régime de transition. Aucune visibilité pour un retour à l’ordre constitutionnel!
Donc, vous semblez sceptique?
Pas du tout. Mais plutôt prudent en tant qu’observateur. Rien ne sert à nommer des cadres brillants si l’on ne peut pas leur offrir une incertaine indépendance et une totale confiance pour exécuter leur mission. Déjà, dans son serment, il a juré fidélité au CNRD, à son président et au pays. Dans ce cas de figure, est-ce qu’il y aura une résistance de sa part en cas d’entraves de la part de la junte dans l’exercice de ses prérogatives? Attendons de voir.
En peu de mots pour résumer le portrait du nouveau premier ministre?
Bah Oury a quatre décennies de vie politique avec une expérience très riche, doublée d’une longue carrière bancaire. Ce qui fait de lui un fin politique et un technocrate rompu à la tâche. Il est réputé intègre, méthodique et rigoureux. Il est brillant, cultivé et intelligent. C’est l’un des rares cadres de ce pays qui peut être à l’aise et dans l’écrit et dans l’oral. Mais dans la réussite de toute entreprise, outre ces caractéristiques managériales, il y a la capacité de rassembler les hommes et savoir les gérer. Je pense que s’il se met dans la peau d’un conciliateur, d’un rassembleur, il pourrait nous conduire au bon port, si telle est la mission qu’on lui confère
Qu’attendez-vous de lui?
C’est de se mettre rapidement au travail, de nous présenter dans un bref délai un gouvernement non pléthorique formé de femmes et d’hommes compétents, intègres, responsables et surtout d’une bonne moralité. De ne pas passer des semaines pour nommer les membres du gouvernement à compte goutte comme l’on a pris l’habitude de le faire en Guinée. C’est navrant ça. Le choix doit être judicieux et filtré. En principe, un ministre est un miroir pour le peuple. Nous voulons des ministres dignes de confiance et non de menus fretins d’une moralité corrompue. C’est ce qui fait échouer tous les programmes de développement dans ce pays. J’espère qu’il aura des coudées franches pour former son gouvernement. D’ailleurs, c’est ce que le Général Doumbouya et son entourage doivent faire: laisser le premier ministre faire son travail avec des hommes de son choix et de l’observer à la tâche.
Libérer rapidement la presse privée, ouvrir le dialogue, restaurer les libertés publiques sont les priorités du moment pour apaiser la tension et rétablir la confiance entre le pouvoir et le peuple. Enfin s’atteler à la lutte contre la corruption, la saignée financière, le népotisme et la fainéantise dans l’administration.
D’aucuns parlent de gouvernement d’union nationale?
Est-ce que cela est nécessaire? On a besoin d’un gouvernement de mission, restreint pour aller vite et bien. Le pays est en situation d’urgence. Il attend un traitement de choc et efficace pour sortir de sa léthargie.
Les postes comme celui de la justice, de l’éducation, de la sécurité, de l’administration du territoire ou de la fonction publique, doivent être conduits par des cadres de poigne. La justice, l’éducation et la santé, à mon avis doivent être prioritaires, en plus de ceux par où l’on peut renflouer les caisses de l’État pour endiguer la crise et booster l’économie.
Il faut restaurer la discipline et la vertu dans l’équipe gouvernementale. Les décisions, voire les secrets de l’administration ne doivent pas être à la place publique, via les réseaux sociaux.
Quel regard portez-vous sur la liberté de la presse présentement en Guinée.
Avec le CNRD, le pays a reculé en matière de liberté de la presse. Depuis 32 ans de libéralisation des médias, c’est le pire moment que nous vivons. Des ondes brouillées, des sites internet restreints, nous ne l’avions pas connu. Avec des journalistes malmenés, emprisonnés, l’Internet coupé ou restreint, la situation est grave. Pourtant c’est le général Lansana Conté qui a favorisé la libéralisation des médias et leur a octroyé une subvention. En 2010, c’est sous la transition du CNDD que cette subvention a été valorisée, des textes forts(la loi organique sur la presse et celle sur la HAC) dépénalisant les délits de presse et mettant en place une institution de régulation très indépendante ont été rédigés. A notre époque (2015-2020), la Haute Autorité de la Communication agissait sans contrainte et en toute responsabilité. C’est vrai, le chef d’Etat d’alors, Alpha Condé, s’en prenait parfois aux médias, mais il connaissait sa limite et ne franchissait jamais le Rubicon.
La situation que nous vivons actuellement dans les médias est grave. Elle n’honore ni la Guinée et ni le régime militaire. Ceux qui agissent pour détruire la presse aujourd’hui doivent comprendre que beaucoup d’efforts ont été consentis dans le passé par des journalistes émérites, des politiques de grande valeur dont beaucoup ne sont plus de ce monde pour qu’on soit là où nous étions avant qu’on ne déclenche cette guerre contre les médias privés. C’est triste et déshonorant!
Le peuple de Guinée s’est toujours battu pour sa liberté. C’est vrai qu’il y a des insuffisances chez les professionnels des médias. Mais, ils sont à encadrer et méritent le soutien. La plupart d’eux sont des jeunes.
Si je pouvais me le permettre, je dirais au Général Mamadi Doumbouya de ne pas suivre des oiseaux de mauvais augure, des gens qui utilisent la presse pour arriver à leur fin. Laisser la presse fonctionner librement tout en l’aidant à se doter d’une compétence allant dans le sens de la responsabilité est bien pour lui et son pouvoir. C’est qui est bon pour le pays.