Il y a cent ans, le paquebot « Afrique » sombre au large de l’Ile de Ré, emportant 568 victimes dans le pire naufrage maritime civil en France, un « Titanic français » étrangement oublié qui refait surface à Bordeaux et aux Sables d’Olonne (Vendée) le temps d’une commémoration.
Par une nuit froide, le 12 janvier 1920 vers 3H00, le bateau disparaissait à 40 km des Sables d’Olonne, submergé par une voie d’eau et ballotté dans un ouragan. Depuis la tour de guet, son gilet harnaché, Antoine Le Dû, le commandant du paquebot parti au soir du 9 janvier de Bordeaux, a « attendu la fin », impuissant, racontera le lieutenant Thibaut.
Fonctionnaires de l’administration coloniale, femmes et enfants d’expatriés, commerçants en quête d’un nouveau départ, missionnaires et 192 tirailleurs africains, miraculés de l’armée coloniale de retour au pays : des 602 personnes qui se dirigeaient vers Dakar, Conakry et Grand-Bassam (Côte d’Ivoire), il n’y a que 34 survivants dont un seul civil.
« Pendant des semaines, c’est un défilé de corps sans vie. La côte vendéenne est festonnée de cadavres, on en trouve dans les chaluts, sur l’eau, jusqu’à l’île de Sein », en Bretagne, raconte le marin Roland Mornet, qui a consacré un ouvrage à la tragédie en 2006.
Cent ans après, l’épave gît toujours à 40 mètres de fond, dans un anonymat presque complet. Entré dans la légende, le « Titanic » (1.500 victimes en 1912) lui a fait de l’ombre, le drame de l' »Afrique » a été oublié », regrette-t-il.
« A de rares exceptions – l’évêque de Dakar Hyacinthe Jalabert – il n’y avait pas de passagers de distinction », poursuit l’historien amateur qui réunit dimanche pour la 2e fois au port des Sables-d’Olonne une centaine de descendants de naufragés pour une commémoration devant une stèle, la seule en mémoire de la catastrophe.
A Bordeaux, une cérémonie a eu lieu jeudi, sur le quai des Chartrons qui vit s’éloigner sur la Garonne l' »Afrique » pour son 58e voyage. Une œuvre murale du peintre de street art A-Mo représentant le paquebot a été dévoilée et des fleurs jetées dans le fleuve.
Il fallait « réparer l’oubli et l’injustice », insiste le fondateur de l’association Mémoires et partages Karfa Diallo. Il milite pour que les 192 tirailleurs, à l’honneur d’une exposition au Musée Mer Marine soient « reconnus morts pour la France » après leur « sacrifice » dans l’armée coloniale.
– Tabou familial –
A l’époque, le naufrage suscita l’indignation avant d’être rapidement relégué au second plan, occulté dans l’ombre d’une élection présidentielle sous haute tension et surtout, de l’hécatombe de la Première guerre mondiale. « Les familles avaient vécu des drames inimaginables en 14-18, elles voulaient passer à autre chose », résume Daniel Duhand, coréalisateur en 2014 d’un documentaire nourri en partie des souvenirs des familles.
Après douze ans de guerilla judiciaire, la compagnie des Chargeurs réunis est finalement blanchie et les familles déboutées de leur demande d’indemnisation, livrées au dénuement et aux doutes.
Comment ce bateau récent qui avait obtenu son certificat de navigabilité a-t-il pu sombrer à 40 km des côtes ? Dans son naufrage, « l’Afrique » a englouti aussi bien des secrets. Erreurs ou malchance, plusieurs facteurs se sont cumulés : navire surchargé, en mauvais état diront certains, écoutilles bouchées par la crasse, puis un choc final avec un bateau-feu (phare), le coup de grâce. La thèse officielle, en 1932, en restera sur un choc probable avec une épave de la Grande guerre, signant une voie d’eau irréversible.
Privé de mémoire collective, le drame de « l’Afrique » aura en revanche durablement marqué l’histoire des familles. « Il y a celles où la mémoire est restée vive et celles qui ont gommé cet événement négatif et n’en parlaient pas », explique Daniel Duhand. « On disait par exemple que la grand-mère disparue avait été mangée par les crabes », sourit Roland Mornet. D’autres, selon lui, ont au contraire été imprégnées par les témoignages sur la lente agonie, ces femmes éjectées des canots, les cantiques à la lueur des cierges autour de l’évêque de Dakar.
Alain Adenier, 74 ans, qui n’a connu ce grand-père, sous-directeur des chemins de fer du Dahomey (Bénin), qu’à travers « les séquelles affectives » de sa grand-mère, « retrouver (dimanche) les familles qui ont vécu le même drame, ce sera comme faire un deuil collectif ».
AFP