Au moment où la CEDEAO poursuit lentement mais assurément sa marche vers sa monnaie unique « ECO », théoriquement prévue en 2020, pour booster son processus d’intégration économique, l’Accord inédit conclu entre Paris et les autorités de l’UEMOA de remplacer, à partir de juillet 2020, le franc CFA, en circulation depuis environ 74 ans, par la monnaie ECO vient relancer le débat tout-azimut.
Du franc CFA à l’éco : rupture ou continuité ?
Aussi vieux que l’institution régionale, le projet de monnaie unique de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) suscite plus d’intérêt que jamais, surtout après l’annonce par le président ivoirien Alassane Ouattara et son homologue français Emmanuel Macron, en visite officielle en Côte d’Ivoire du 20 au 22 décembre 2019, de l’adoption de la monnaie ECO par les 8 pays membres de l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA), en remplacement du franc CFA créé par la France en 1945.
Cette annonce inédite intervient au moment où les dirigeants des 15 pays de la CEDEAO, y compris les 8 de l’UEMOA, avaient entériné le 29 juin dernier à Abuja, l’échéance de 2020 pour l’entrée en vigueur de l’union monétaire. Ils avaient par ailleurs retenu le même terme «ECO» pour le nom de la future monnaie unique, et adopté un régime de change flexible, par rapport à un panier de devises, assorti d’un cadre de politique monétaire axé sur le ciblage de l’inflation. Aussi, un statut fédéral de la future « Banque Centrale de l’Afrique de l’Ouest (BCAO)» et le symbole « Ec » de la monnaie commune régionale, sur propositions du Comité ministériel sur le Programme de la monnaie unique, ont été approuvés par le 56e Sommet ordinaire de l’institution, réuni le 21 décembre 2019 à Abuja.
Toutefois, la Conférence des Chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO « exhorte les États membres à poursuivre les efforts visant le respect des critères de convergence » requis pour la mise en œuvre de la monnaie commune, et à en « faire le point lors de sa prochaine session [en juin 2020] ». Il convient de rappeler que ces critères comprennent 6 critères (4 de premier rang et 2 de second rang), à savoir : (i) un taux d’inflation (fin période) inférieur à 10% ou égal à 5%, (ii) les réserves brutes de change couvrant 3 ou 6 mois d’importations, (iii) un déficit budgétaire de l’État plafonné à 5% du PIB, (iv) un seuil de financement du déficit budgétaire de l’État par la Banque centrale, limité à 10% des recettes de l’année précédente, (v) la stabilité du taux de change autour de 10% du taux nominal de change, et (vi) une dette publique n’excédant pas 70% du PIB.
En revanche, les présidents Ouattara et Macron ont déclaré, au cours d’une conférence de presse conjointe, être parvenus à un accord « historique », en rapport avec les autres chefs d’État de l’UEMOA, sur une réforme majeure de la Zone monétaire, de plus en plus critiquée par une partie de l’opinion publique africaine et étrangère. Les principaux termes de cet Accord se déclinent ci-après :
- Le changement du nom du franc CFA à l’Eco, avec effet [à partir de juillet 2020] au sein des huit pays membres de l’UEMOA (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo);
- L’arrêt de la centralisation de 50% des réserves de change au Trésor français et la fermeture du compte d’opération ; et
- Le retrait des représentants de la France de tous les organes de gouvernance de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO).
Est-ce que cet Accord signe-t-il la mort ou la mue du franc CFA? Autrement dit, incarne-t-il une rupture ou une continuité des arrangements financiers entre la France et les pays de l’UEMOA ?
Si cet Accord marque un pas préliminaire vers une autonomie monétaire des pays de l’UEMOA, il risque cependant de torpiller le programme de la monnaie unique de la CEDEAO. Car, les approches paraissent contradictoires voire dichotomiques. Alors que la CEDEAO préconise un taux de change flexible, adossé à un panier de devises, le nouvel Accord sur le franc CFA prévoit une parité fixe de l’Eco (version UEMOA) avec l’euro, en vue de garantir la même valeur monétaire qu’en l’état actuel. En conséquence, Paris gardera son rôle de garant financier en cas de crise. D’autant plus que le président Ouattara avait laissé entendre, lors d’une visite à Paris, qu’il ne voulait pas d’une « rupture brutale avec le Trésor français où se situent les réserves de la BCEAO ».
Ces déclarations réconfortent certains pays membres de la CEDEAO, notamment ceux de la Zone monétaire de l’Afrique de l’Ouest (ZMAO) (Gambie, Ghana, Guinée, Liberia, Sierra Leone et Nigeria), dans leur position de réticences face à ce qu’ils considèrent de « transformations importantes en cours au niveau de la Zone monétaire l’UEMOA », en prélude au lancement effectif de la monnaie unique des 15 États membres de la CEDEAO.
C’est pourquoi, le Nigeria, le géant économique et démographique d’Afrique et de la sous-région, avait martelé, par la voix de son président Muhammadu Buhari, qu’il « n’avait pas l’intention de se mettre derrière un autre pays par le canal de l’utilisation d’une monnaie sous tutelle », exigeant ainsi une déconnexion totale de la monnaie commune avec le trésor français.
Par ailleurs, la Guinée, qui avait fait la « guinexit » de la Zone franc, par le choix d’une indépendance monétaire totale avec la création de sa propre monnaie le 1er mars 1960, adopte depuis lors une politique monétaire accommodante. Elle aura donc à bien réfléchir avant de rejoindre un arrangement monétaire peu révolutionnaire.
Outre les critères de convergence macroéconomique cités plus haut, il existe des préalables à remplir afin de créer une monnaie commune viable, dont entre autres:
- la création des institutions de gestion et d’émission monétaires avec une définition claire de leurs statuts juridiques et institutionnels (banque centrale, institut d’émission etc.);
- l’harmonisation ou la fusion des organisations et institutions d’intégration régionale, notamment entre la CEDEAO et l’UEMOA d’une part, l’Agence monétaire de l’Afrique de l’Ouest (AMAO, agence spécialisée de la CEDEAO) l’Institut monétaire de l’Afrique de l’Ouest (IMAO, organe technique de la ZMAO) et la BCEAO d’autre part ;
- la création de l’union monétaire par l’intensification du commerce intra-régional dans un espace douanier uniformisé;
- la sensibilisation et la communication sur les différentes étapes à l’endroit des populations, notamment les entrepreneurs et les ménages, afin de les préparer à la transition.
À l’exception du Togo, aucun pays de la CEDEAO n’a, selon le rapport de convergence macroéconomique, respecté tous les critères, encore moins ces préalables n’ont été évoqués, dans la perspective de la future monnaie ECO. Ce qui sème aussi bien la confusion dans l’opinion publique qu’un certain scepticisme chez bon nombre d’économistes africains. En définitive, changer le nom du franc CFA, tout en maintenant les principaux arrangements financiers, ne donne-t-il pas raison à l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla qui dira que c’est une manière de faire « taire la critique envers la France et le franc CFA» ?
Sekou Camara, spécialiste des relations internationales et stratégiques. Ancien fonctionnaire détaché à l’Institut monétaire de l’Afrique de l’Ouest (IMAO).